Koroliov, la géniale singularité

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- Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 19 septembre 2010
- Bach, Fantaisie chromatique et fugue en mineur BWV 903 ; Suite Française n°5 en sol majeur BWV 816 ; Toccata en ut mineur BWV 911 ; Concerto Italien en fa majeur BWV 971
- Evgueny Koroliov, piano


  Le magicien de Hambourg est rare en nos contrées. Trop rare, disent en chœur depuis des années et bientôt des décennies les amoureux de Koroliov, qui en France comme ailleurs écument volontiers les discussions de trottoirs ou de forums pour clamer que leur favori est le Christ contemporain qui porte le message de Jean-Sébastien le père sur Terre. Pour ce qui me concerne, je dois dire que j'ai durant quelques années gardé mes distances avec cela : notamment parce que cet engouement parfois délirant se manifestait le plus souvent sur la base des disques de Koroliov, et qu'un interprète, en tout cas un pianiste, dont la réputation repose essentiellement sur ce médium ne m'inspire en général guère confiance. Et puis un jour, il a bien fallu que je les écoute, ces disques. J'avais dû commencer avec les Goldberg (le disque), qui m'avaient impressionné sans trop me toucher : je continue de penser que c'est son disque Bach le moins pleinement convaincant car peut-être le moins personnel, le moins représentatif du caractère mystérieusement unique de son piano. D'autant que le récent DVD - sur lequel c'est comme par hasard cette partition que Koroliov a choisi de remettre sur l'ouvrage - rend la mouture d'il y a dix ans assez accessoire. 
    Puis j'ai écouté le fameux Art de la Fugue de 1990 qui le révéla - ce disque dont Ligeti assura qu'il lui suffirait sur une île déserte. Avec six ou sept autres, il me suffirait aussi. Son Clavier, dans lequel, peut-être, de mon point de vue, il se situe encore plus nettement au-dessus de la concurrence. Et tout le reste, et comme tous les convaincus j'attends maintenant (en commençant à trouver le temps long) les suites anglaises, les toccatas, les partitas, principales étapes restant à franchir dans le parcours du maître. J'ai écouté aussi ses Haydn, Mozart (magnifique), Haendel (fabuleux), Schubert, Schumann (reste Debussy, Beethoven, Tchaikovsky, Prokofiev et Chopin). Ceci est fort bien, formidable même, mais ne tranchait pas (à part, tout de même un peu, le DVD) la question de la crédibilité de ce piano bizarre au concert. 
    Bizarre, car pour un interprète parvenant à forcer autant la concentration et offrant une telle intensité contenue de sonorité, Koroliov semble évoluer totalement en marge des fondamentaux qui font la petite dizaine de pianos "qui parlent" en activité. A part, sans doute, pour la décontraction générale. Mais tout le reste est énigmatique : aucun autre pianiste ne possède une telle ductilité d'articulation en... articulant, en digitalisant généreusement comme Koroliov. On devine forcément une détente de l'assise permettant ce miracle paradoxal, mais à partir du poignet, on ne comprend plus comment cela marche, alors que pour tous les grands, on comprend, sinon des faits positifs, au moins une négation qui leur est commune : l'articulation digitale est l'ennemie, comme elle l'est chez tous les grands légataires et transmetteurs depuis Liszt, de Von Sauer et ses amis à Neuhaus en passant par Cortot ou Hoffman. Quoi qu'il en soit, une partie de l'hypothèque liée au Koroliov sur scène avait été levée l'an passé : je ne sais pas comment je m'y suis pris pour ne pas remarquer son apparition (déjà un dimanche matin JRP, au Châtelet), avec les Prazak dans le Schumann. Mais ce que j'en avais entendu sur France Musique, et ce qu'en avait alors dit mon ami Carlos Tinoco pesaient déjà lourd dans la balance (le récital de cette année n'a fait que décupler son enthousiasme).   

    Le récital de ce dimanche n'a pas levé le mystère mais a mis l'hypothèque au broyeur. En l'espace de dix secondes tout au plus, les premières de la Fantaisie Chromatique et Fugue. Quel rapport, me direz-vous, mais le temps passé entre le dernier récital de Berezovsky et cette entame n'était que celui d'une nuit de sommeil. Partant de là, pour en quelques mesures me faire écarquiller les yeux et les oreilles et me couper durablement le souffle, c'est autre chose qu'un simple beau piano qu'il faut. C'est un démiurgisme, en plus d'un maniement stupéfiant de l'instrument. Revenons là-dessus : effectivement, Koroliov fait à peu près tout avec les doigts, et donc, pour paraphraser Cortot, démarre le moteur de la voiture en faisant tourner les roues. Apparemment, c'est donc possible. Je voulais bien croire, depuis que l'image a été ajoutée au son de ses Goldberg, que ce russe qui ne joue comme aucun autre russe important dans toute l'histoire parvenait effectivement à éviter toute percussivité. Mais jamais je n'aurais imaginé que cette indécryptable élasticité se doublait d'une projection sonore aussi glorieuse. Je regrette presque d'avoir profité de mon arrivée matinale pour me placer au premier rang de la corbeille, presque centré, car il est clair que cela aurait été encore plus impressionnant depuis un de mes lieux d'écoute habituels du piano aux Champs-Elysées (1er ou 2nd balcon à l'extrémité cour), la hauteur flattant la richesse de timbre. 
    Ceci constaté, la messe est presque dite : Koroliov en vrai, c'est comme Koroliov à la maison, en mieux. Pareil, donc, que pour tous les meilleurs. Difficile d'aller plus loin dans la description de ce phénomène unique en son genre : disons que l'on peut décrire le résultat physique, qui est lui même paradoxal. En bref, Koroliov dispose d'un legato fabuleux, qui est en même temps articulé , détaillé : mais comme la réalité de la scène y ajoute cette projection si brillante et chantante, il en résulte autre chose que la seule transparence hypnotique qu'on entend au disque.  En l'espèce, une plénitude expressive digne de pianistes plus immédiatement orchestraux, augmentée d'une lisibilité contrapuntique vertigineuse. C'est sans doute en cela que réside le cœur du pouvoir de fascination de Koroliov : l'égalité des notes de part et d'autre des lignes autonomes n'a rien à envier au clavecin, mais contrairement aux pianistes qui s'attachent simplement à reconstituer cette égalité, le travail de caractérisation du timbre, et la tenue harmonique naturelle du piano restent valorisés au point maximal qu'il est possible d'envisager. Du paradoxe nait une grande synthèse, tout simplement. Des pianos superbes - et fondamentalement idiosyncrasiques - dans Bach, en concert, j'en ai entendus : Sokolov, Pollini, Rudenko, Zimerman (et sans doute Barenboim me convaincrait-il autant). Le seul qui se mesure à cette science de l'articulation non triviale, c'est Ranki, mais je ne crois pas que même ce dernier parvienne à ce degré de chant et d'hyper continuité harmonique tout en gardant le contrepoint au premier plan (ce dont les précédents dans l'énumération se dispensent sans complexe). Et chez les disparus, Richter, mais le tout dernier Richter, pas celui du Clavier par exemple : si l'on prend les témoignages les mieux enregistrés, on trouvera une singularité sonore assez comparable en tous points. Sauf que la conduite du dernier Richter était nettement plus volontariste que celle de Koroliov... Très bien pour la 3e Suite Anglaise, mais pour la Fantaisie Chromatique et Fugue ?

    Pianistiquement, Koroliov se passe donc fort bien d'idiosyncrasies, ce qui ne signifie pas qu'il vise  à une caractérisation didactique du style. Sans doute se dispense-t-il de cela, comme me le faisait remarquer mon camarade Philippe Houbert (beaucoup moins convaincu), pour ce qui concerne l'inégalité des notes dans le cadre des mètres caractéristiques. Dans la 5e Suite Française, je conçois (beaucoup plus que je ressens) ce reproche pour la courante (où le legato confère à l'écriture quelque chose de plus proche du concerto mozartien que de la figuration dansée, sans doute, mais avec quel bonheur). Beaucoup moins pour le reste : les alla breve comme a fortiori le 12/16 de cette curieuse gigue (qui part comme une fusée et ne baisse jamais la garde) conviennent on ne peut mieux à cette gestion à longue vue de la respiration des phrases, sans qu'à mon sens la dimension de  rayonnement stylistique propre aux suites ne soit prise en défaut - notamment dans une divine gavotte. L'allemande, quant à elle, risque de me paraître inaudible au concert par absolument tout le monde après cette incroyable expérience de paradis perdu, de réminiscence d'une beauté si parfaite qu'elle n'a jamais pu exister, et où le chemin agogique parait d'ailleurs obéir à des lois physiques parallèles. 
    Je peux aussi comprendre quelques réserves sur le Concerto Italien, dès lors qu'elles ne concernent pas le phénoménal mouvement lent, d'une tension écrasante avec une économie de moyens ascétique - pour le coup, on était très proche du mouvement lent du concerto BWV 1060 par Ranki et Klukon (qu'ils ont joué à Nantes et La Roque récemment). Une petite boucle de remémoration, parfaitement fluide et intégrée,  dans le premier mouvement, l'avait empêché d'être parfait. Le III, légèrement moins puissamment structuré que ce qui avait précédé, était peut-être la seule page qu'il a jouée ce matin qui a fait moins forte impression qu'au disque - mais au fait, grands dieux, pourquoi n'a-t-il pas offert son extraordinaire Ouverture à la Française ? Ce n'était pas le cas, c'est sûr, de sa Fantaisie Chromatique et Fugue, qui est simplement la plus grande chose que j'ai entendue au concert dans la musique de Bach. Une création du monde, d'une force de conduite cosmique, lessivante pour l'auditeur : le récital débutait ainsi, mais j'aurais très bien pu repartir après l'accord en majeur de la fugue avec ma dose d'émotions fortes pour la journée, ou plutôt le mois. Presque au même niveau, la toccata en ut mineur, seule œuvre du programme que Koroliov n'a pas encore enregistrée : ces transitions adagio où le jugement dernier s'ouvre sous les pieds à chaque note ! Bach - comme Schubert - c'est d'abord, c'est surtout cela, non ?

Par exemple :

Théo Bélaud

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